Le mystère des cathédrales – 7
29062011Romains 10 : 17 Ainsi la foi est de ce qu’on entend, et ce qu’on entend par la parole de Dieu.
Le Moyen Age a été, au point de vue religieux, une période de grande ignorance biblique. La Bible n’existait que sous forme de manuscrits écrits en latin, coûteux et rares, et la population dans sa grande masse était illettrée. Pendant le moyen âge, la Bible est enchaînée, et avec elle la pensée humaine. Les chaînes qui la retiennent captive, c’est l’ignorance du peuple que ses prêtres, pour le mieux dominer, se gardent bien d’instruire ; c’est ensuite la lenteur et la cherté des moyens de reproduction des livres saints, dont un exemplaire se vend jusqu’à 3.000 francs de notre monnaie ; c’est enfin la secrète hostilité de l’homme d’église, qui pressent dans ce livre une puissance d’émancipation qu’il redoute.
Au Moyen-Age, on ne se souciait pas de créer des écoles pour les serfs ou les paysans, pas plus qu’on n’en organisait dans l’antiquité pour les esclaves. Mais il fallait recruter pour l’Eglise les clercs capables de prêcher la religion et d’administrer les affaires religieuses. De là le souci d’étendre le bénéfice de la culture autour des évêchés et des cloîtres à tous les enfants, pauvres ou riches, qui en étaient capables. De là, l’extension des écoles monastiques, puis des écoles des évêques, des chapitres. Les premières pouvaient donner gratuitement l’instruction, les secondes faisaient payer les riches et entretenaient gratuitement les enfants du peuple ; des bourses ou des dons subvenaient aux besoins des plus pauvres. Les conciles ne cessaient de recommander cette œuvre d’éducation que l’Eglise était seule à assurer.
Toute église cathédrale, toute grande abbaye avait son école où l’on élevait les jeunes gens destinés à entrer dans les ordres. On leur apprenait ce qui était nécessaire à un clerc, à lire, à écrire le latin, à chanter, à dire les offices. La discipline était rude, chaque année les écoliers allaient en grande cérémonie couper les verges qui devaient servir à les frapper. On trouve, dans Guibert de Nogent, ce récit : « Ma mère ayant vu mes bras tout noirs et la peau de mes épaules gonflée par les coups de verges, s’écria : « Je ne veux plus que tu deviennes clerc, ni que, pour apprendre les lettres, tu supportes ce traitement. » A ces mots, la regardant avec colère, « Quand je devrais mourir, je ne cesserai pas d’apprendre les lettres. »
Au temps de la renaissance carolingienne et jusqu’au XIe siècle, les meilleures écoles sont situées dans les monastères. Les abbayes conservent et transmettent le savoir, grâce à l’enseignement, mais aussi grâce à leur scriptorium et à leur bibliothèque. Les abbayes étant souvent établies à la campagne, l’enseignement qui y était dispensé pouvait apparaître comme lointain et isolé. Au XIIe siècle, les écoles épiscopales, situées en ville près de la cathédrale, connurent un succès et un rayonnement qui éclipsèrent la renommée des écoles monastiques. Les écoles épiscopales étaient à la charge des chanoines de la cathédrale. Elles étaient dirigées par un écolâtre. L’enseignement était assuré par des maîtres (magister en latin), c’est-à-dire les professeurs de l’époque. Ces maîtres étaient des clercs ayant terminé leurs études et ayant obtenu la « licence d’enseigner » (licencia docendi). À la fin du XIIe siècle, cette autorisation était attribuée par le chancelier de la cathédrale ce qui en faisait également une école.
Les écoles cathédrales doivent leur nom à leurs liens avec l’Église, leur vocation étant à l’origine de former le clergé. Elles ont, peu à peu, accepté des étudiants laïques. Ces écoles ont été à la base de la renaissance culturelle et philosophique du XIIe siècle et ont précédé la fondation des universités au XIIIe siècle. L’on vit ainsi, parallèlement à la création de nouveaux monastères et d’ordres religieux et à la renaissance des villes, du commerce et de la propagation du style international français dit plus tard gothique (opus francigenum) en architecture, une efflorescence à travers l’Europe de ces Universitates studiorum qui s’installèrent dans les villes ouvertes au renouveau et aux avantages économiques que la présence d’ « escholiers » ne pouvait manquer de leur apporter. Au Moyen Âge, seuls les religieux avaient la « scholê », c’est-à-dire le loisir d’étudier, laissant aux autres (le clergé séculier, les frères convers, les laïcs…) le soin dévalorisé de s’occuper des affaires matérielles. Maintenir la population dans l’ignorance des Ecritures était le seul moyen pour l’Eglise catholique de maintenir sa prééminence en Europe. Entretenant le latin comme’ langue de culture’ commune à travers l’Europe, elle a l’immense avantage de n’être comprise que par le clergé catholique.
Une des bases de la scolastique est l’étude de la Bible. La Vulgate devient le texte de référence absolu pour les penseurs latins du Moyen Âge. Uniquement accessible aux lettrés, elle est le fondement incontesté des études. Sont aussi soumis à l’étude scolastique l’enseignement officiel de l’Église, notamment les décisions des conciles; les écrits des saints, tels Saint Augustin, Saint Hilaire, Grégoire le Grand, les traités attribués à Denys l’Aréopagite, et surtout les quatre Livres des sentences, où Pierre Lombard avait rangé, vers 1150, l’ensemble des données et des problèmes de la foi chrétienne tels qu’ils avaient été déterminés, discutés, compris, par les principaux penseurs de l’Église.
La réconciliation entre Aristote, « le divin docteur » et la foi chrétienne passe en particulier par la tentative de résoudre les tensions entre philosophie première (selon Aristote) et théologie, autrement dit entre une métaphysique générale (philosophie première appelée plus tard ontologie, ou ontosophie) et une science de l’être par excellence (plus tard, metaphysica specialis, la théologie). Cette réconciliation avec la philosophie première est présentée dans la Somme théologique de Thomas d’Aquin. Au centre de cet ouvrage, on trouve une théologie de la Création (prima pars : Dieu, la création). La réconciliation est soumise à la hiérarchie augustinienne : « Si vous ne croyez pas, vous ne comprendrez pas ». Il s’agit avant tout de mieux comprendre la foi chrétienne à la lumière de la philosophie antique.
Lors de la Réforme protestante au XVIe siècle, la scolastique sera accusée d’avoir ruiné la doctrine chrétienne en établissant la prépondérance de la philosophie antique. Le débat se résume en ces termes : les réformateurs, notamment Martin Luther, accuseront les scolastiques d’avoir hellénisé la religion chrétienne. Les tenants de la tradition catholique romaine considèrent que les scolastiques ont plutôt christianisé la civilisation hellénistique, ouvrant la foi aux catégories de la pensée antique. On peut se faire une idée des ravages de la scolastique médiévale en étudiant l’œuvre de Thomas d’Aquin.
Thomas d’Aquin est un religieux de l’ordre dominicain et est considéré comme le fondateur de la théologie (en tant que science théorique). Il est un des premiers – sinon le premier – à distinguer une théologie naturelle (theologia naturalis) et une théologie révélée (sacra doctrina), est parti en quête d’une intelligence de la foi, par la raison naturelle, en s’appuyant notamment sur la philosophie d’Aristote. Thomas établit que l’homme peut acquérir la connaissance de l’existence de Dieu à partir du monde et non à partir de la déduction de principes logiques ou abstraits que l’on extrairait exclusivement de la Bible. Selon lui, il est tout à fait possible d’accéder à une certaine connaissance de Dieu – principalement son existence, son statut de cause première – sans Révélation, en observant le monde, par une connaissance indirecte et a posteriori. C’est le sens des voies dites cosmologiques qui conduisent à la connaissance de l’existence de Dieu à partir de l’observation de l’univers.
Thomas d’Aquin n’avait aucunement pour but de prouver l’existence de Dieu ; il s’adressait en effet à des étudiants en théologie (c’est-à-dire des frères prêcheurs, des prêtres, etc.), pour lesquels cette existence était considérée comme acquise. L’intention de Thomas d’Aquin était plutôt de montrer que l’on pouvait accéder à Dieu au moyen de la raison naturelle, en partant de ce que l’on constate du monde. C’est pourquoi il ne propose pas de « preuves », mais des « voies ». C’est intellectualiser le principe, que puisque qu’il y a un pape et une Eglise catholique qui domine le monde chrétien au Moyen Age, c’est que Dieu l’a voulu. Le « catholicisme » est la voie, ou la porte, qui mène vers Dieu. « …c’est toujours l’Église qu’il faut suivre en toutes choses. Car l’enseignement même des docteurs catholiques tient son autorité de l’Église. Il faut donc s’en tenir plus à l’autorité de l’Église qu’à celle d’un Augustin ou d’un Jérôme ou de quelque docteur que ce soit. »
Thomas d’Aquin rendra célèbre l’adage selon lequel « la philosophie est la servante de la théologie ». Il est considéré comme un philosophe réaliste. Il retient d’Aristote le fait que toute connaissance est d’abord sensible avant d’être dans l’intelligence. Thomas d’Aquin, en suivant l’Ethique à Nicomaque d’Aristote, développe une morale finaliste, c’est-à-dire que tous les actes humains sont effectués en vue d’une fin, et toutes les fins en vue d’une fin suprême. C’est théoriser le principe selon lequel, la fin justifie les moyens, (par exemple, l’acquisition d’une technique afin de s’en servir à des fins utiles comme le soldat apprend le maniement de l’épée afin de pouvoir tuer son ennemi), donc relative les uns aux autres, et cela parce qu’il y a une fin suprême qui lui est voulu d’une manière absolue, qui est en quelque sorte le sommet de l’analogie : le soldat a tué son ennemi afin de gagner la bataille, victoire qui permettra de vivre en paix, ce qui permettra aux citoyens de s’épanouir, etc. cela jusqu’à une fin suprême qui sera voulue pour elle-même, et non en vue d’autre chose. Sans elle, rien ne serait subordonné et tous les biens se vaudraient. Toutes les autres choses ne sont recherchées qu’en vue de cette fin : « Tout ce que l’homme veut ou désire, il est nécessaire que ce soit pour sa fin ultime. » Ainsi tous les crimes commis par les dominicains contre les « hérétiques » sont justifié, ainsi que les croisades ou la persécution des juifs. « En ce qui concerne les hérétiques, il y a deux choses à considérer, une de leur côté, une autre du côté de l’Église. De leur côté il y a péché. Celui par lequel ils ont mérité non seulement d’être séparés de l’Église par l’excommunication, mais aussi d’être retranchés du monde par la mort. En effet, il est beaucoup plus grave de corrompre la foi qui assure la vie de l’âme que de falsifier la monnaie qui sert à la vie temporelle. Par conséquent, si les faux monnayeurs ou autres malfaiteurs sont immédiatement mis à mort en bonne justice par les princes séculiers, bien davantage les hérétiques, aussitôt qu’ils sont convaincus d’hérésie, peuvent-ils être non seulement excommuniés mais très justement mis à mort. »
La théologie conceptualise le caractère profondément antéchrist du catholicisme en lui donnant un verni de christianisme. La manière dont le catholicisme et notamment son maître théologien Thomas d’Aquin traite le sujet de l’astrologie, dont toute la Bible condamne la pratique, est édifiant. Si le contact avec les musulmans n’a donc pas fait connaître l’astrologie au Moyen âge latin, elle lui a cependant apporté des écrits astrologiques forts demandés en raison des observations d’ordre physiologique et médicinal qui s’y trouvaient. Aussi Gerbert d’Aurillac, né en 930 et mort en 1003 comme pape Silvestre II, en demandait-il une traduction latine à Lupicinatus, son correspondant à Barcelone. Plus tard, d’autres lui emboîteront le pas. Ainsi, Thierry de Chartres (1148) et Pierre le Vénérable (1156), abbé de Cluny. Il y aura même des tentatives d’intégration de diverses théories astrologiques à la doctrine de l’Église. L’abbesse Hildegarde de Bingen (1179), qui sera une sainte canonisée, Daniel de Morley (1190) et Alain de Lille (1202) en sont des exemples. D’autres auteurs, par contre, illustreront plus volontiers l’aspect de rejet de l’astrologie à cause du fatalisme de son interprétation divinatoire. Ainsi Pierre Abélard (1142) et Jean de Salisbury (1180). Albert le Grand (1280) préparera en quelque sorte le terrain de la synthèse magistrale de son disciple Thomas d’Aquin (1274), qui sera plus tard un saint canonisé comme lui.
Il en résulte qu’aux yeux de l’Église, rien ne s’oppose doctrinalement à une astrologie non divinatoire, approche scientifique s’attachant à montrer les influences astrales sur le comportement humain comme sur les phénomènes affectant la terre et les mers. Retenons, parmi les explications de Thomas d’Aquin, cette réflexion judicieuse concernant leur impact sur l’être humain (Summa theologica, IIa IIae, Quaest.95, art.5, ad secundum) : « La plupart des hommes sont à la remorque de leurs impressions corporelles. Leurs actes n’ont donc couramment d’autre règle que le penchant que leur impriment les corps célestes. Un tout petit nombre, les sages, gouvernent ces penchants par la raison. Aussi, dans bien des cas, les prédictions des astrologues se vérifient. » Il est à remarquer que par cette précision évoquant l’interprétation divinatoire des horoscopes, l’auteur se réfère implicitement à une pratique déjà largement connue de son temps et largement utilisée dans toutes les cours d’Europe.
L’Église a seulement condamné l’astrologie divinatoire. Tant en Occident qu’en Orient, la conception d’une astrologie ‘scientifique’ a été entretenue. Les écrits de l’Antiquité étaient transmis par les moines copistes et se trouvaient dans les bibliothèques à la Cour des princes. En outre, ce n’est pas tout d’abord et sans plus en opposition au Paganisme que l’anathème a été fulminé contre l’astrologie, mais en application des textes sacrés tenus pour normatifs de la vie chrétienne. Les auctoritates ne réprouvant pas, mais admettant explicitement une astrologie non divinatoire et ce, dès l’Antiquité finissante, il y a eu réception et transmission de cette interprétation. Le contact avec les Musulmans n’a donc pas fait connaître l’astrologie au Moyen âge latin, pas plus qu’à Byzance d’ailleurs, puisque c’est notamment au sein de l’ancien Empire de Justinien que les Musulmans découvriront nombre d’écrits astrologiques déjà connus comme faisant partie de l’héritage de l’Antiquité. Le contact avec l’Islam a simplement accéléré un processus d’intégration idéologique qui avait commencé depuis longtemps, mais sans compromissions : tout en rejetant l’interprétation divinatoire, on retenait de l’astrologie les éléments compatibles avec les enseignements du catholicisme. Qu’en fait, il y avait un écart plus ou moins grand entre les normes et la pratique, c’est là un phénomène qui n’est pas propre au seul Moyen âge et qu’il faut donc se garder d’attribuer à un revirement de l’attitude officielle de l’Église au début du second millénaire. La synthèse doctrinale de Thomas d’Aquin, reprise par le pape Sixte V (1585), le démontre amplement.
En 1879, le pape Léon XIII, dans son l’encyclique Æterni Patris, a déclaré que les écrits de Thomas d’Aquin exprimaient adéquatement la doctrine de l’Église. Le concile Vatican II (décret Optatam Totius sur la formation des prêtres, no 16) propose l’interprétation authentique de l’enseignement des papes sur le thomisme en demandant que la formation théologique des prêtres se fasse « avec Thomas d’Aquin pour maître ».
La Réforme protestante, sous la plume de Martin Luther et Jean Calvin, appelle à relire les textes religieux littéralement, par-delà les interprétations canoniques et théologiques de l’Église catholique romaine. Il s’agit de détruire les couches sédimentées de conciles et de doctrines (la tradition) surajoutées aux textes, pour retrouver le texte biblique en sa pureté. Auparavant, la majorité du peuple n’avait pas accès au texte biblique, mais seulement aux interprétations qu’en donnaient les autorités religieuses. Avec les mouvements intellectuels de la Réforme et de l’Humanisme, conjoints à l’invention de l’imprimerie et au développement de l’éducation (qui fera reculer l’illettrisme), le texte biblique deviendra de plus en plus accessible, et l’autorité religieuse de plus en plus remise en cause quant à la lecture des textes sacrés.
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Catégories : religion