2 Timothée 2 : 3 Que personne ne vous séduise d’aucune manière ; car il faut que l’apostasie soit arrivée auparavant, et qu’on ait vu paraître l’homme du péché, le fils de la perdition, 4 l’adversaire qui s’élève au-dessus de tout ce qu’on appelle Dieu ou de ce qu’on adore, jusqu’à s’asseoir dans le temple de Dieu, se proclamant lui-même Dieu. 5 Ne vous souvenez-vous pas que je vous disais ces choses, lorsque j’étais encore chez vous ? 6 Et maintenant vous savez ce qui le retient, afin qu’il ne paraisse qu’en son temps. 7 Car le mystère de l’iniquité agit déjà ; il faut seulement que celui qui le retient encore ait disparu. 8 Et alors paraîtra l’impie, que le Seigneur Jésus détruira par le souffle de sa bouche, et qu’il anéantira par l’éclat de son avènement. 9 L’apparition de cet impie se fera, par la puissance de Satan, avec toutes sortes de miracles, de signes et de prodiges mensongers, 10 et avec toutes les séductions de l’iniquité pour ceux qui périssent parce qu’ils n’ont pas reçu l’amour de la vérité pour être sauvés. 11 Aussi Dieu leur envoie une puissance d’égarement, pour qu’ils croient au mensonge, 12 afin que tous ceux qui n’ont pas cru à la vérité, mais qui ont pris plaisir à l’injustice, soient condamnés.
Selon ce texte de Paul, l’apostasie se construit progressivement pour aboutir au couronnement de l’antéchrist. Deux logiques religieuses vont donc progressivement s’affronter, au fur et à mesure que l’on progresse dans le temps. La logique catholique par le culte aux morts (saints) associé aux miracles et signes qui leur sont attribués et le couronnement de la Reine du Ciel (vierge Marie), qui mènera le monde médiéval au cœur de l’âge des ténèbres. Puis parallèlement, en résistance aux forces du mal, naîtrons les premières formes de retour à la Parole de Dieu, notamment dans le sud de la France avec les Albigeois. L’adversaire va alors s’adapter pour combattre efficacement le renouveau spirituel en cours. Le clergé et ses mœurs corrompues étant la cause première d’une désaffection du peuple du catholicisme, au XIII e siècle naissent des ordres religieux d’un genre nouveau : les ordres mendiants. Désirant « suivre nus le Christ nu » et soucieux de répandre « la parole de Dieu », ils refusent toute propriété et doivent mendier chaque jour leur pain. Les Mendiants ne sont pas des moines, mais des frères, qui vivent dans des couvents ouverts sur le monde et non dans la solitude d’un monastère. Les Mendiants adaptent leur prédication aux attentes d’une population urbaine. Les deux principaux ordres mendiants sont les Dominicains (ou frères prêcheurs) et les Franciscains (ou frères mineurs). S’ils défendent en grande partie les mêmes idéaux, les premiers Franciscains ouvrent largement leur fraternité aux laïcs, alors que les Dominicains étaient avant tout des clercs. Rivaux et partenaires, ces deux ordres ont joué un rôle important dans la pastorale médiévale.

En 1203, Dominique de Guzman fut choisi par son évêque, Diego de Acevedo, pour l’accompagner dans une mission diplomatique au Danemark. Au cours de ce voyage, les deux hommes passèrent par le Languedoc et furent confrontés pour la première fois à l’hérésie cathare. Ils y rencontrèrent les légats pontificaux profondément découragés car, malgré leurs efforts, la situation évoluait mal pour eux et l’hérésie grandissait. Pour Diego et Dominique, il fallait combattre l’hérésie cathare en adoptant les mêmes méthodes que les hérétiques : une vie austère fondée sur une pauvreté sans faille, de longs jeûnes, et surtout, une grande simplicité dans la prédication. Pendant des mois, ils parcoururent les campagnes, prêchant l’Évangile et luttant
contre les cathares : Dominique et Diego parvinrent à convertir quelques femmes cathares, pour lesquelles ils fondèrent un monastère à Prouille, près de Fanjeaux où eux-mêmes résidaient. C’est la première maison de moniales dominicaines. Dominique devint leur guide spirituel comme le lui avait demandé Diego, qui repartit dans son diocèse en 1207. Dominique réalisa que seul un ordre religieux pourrait donner à l’Église les prédicateurs bien formés dont elle avait instamment besoin. En effet, jusque-là, les prédicateurs qui se présentaient n’étaient souvent pas assez formés ou tenaces et ils ne remplissaient pas toujours leur mission. Il prit également le parti de combattre les cathares avec leurs propres méthodes : puisque les chefs cathares étaient à la fois des hommes à la vie simple voire austère, ainsi que des prédicateurs convaincants car bien formés dans les Écritures, il fallait fonder un ordre qui répondît aux mêmes critères. Ses membres, s’ils restaient des religieux à part entière, pourraient néanmoins se consacrer à l’étude de l’Écriture pour pouvoir prêcher efficacement.
Que des hommes se mettent en tête de prêcher, il n’y avait là rien de nouveau : avant les Dominicains, des groupes, comme les Umiliati en Lombardie, avaient déjà fait de la prédication (ou du moins de l’exhortation) une de leurs prérogatives. Mais souvent ces groupes ne s’alignaient pas tout à fait sur l’orthodoxie religieuse et faisaient l’objet d’une certaine méfiance de la part de l’Église. Avec les Dominicains, l’Église catholique pouvait se doter d’hommes bien formés, capables de prêcher la vérité de la foi catholique avec crédibilité, et qui étaient en même temps soumis à son autorité, puisqu’ils appartiendraient à un ordre religieux. En février 1217 la bulle « Justis petentium » autorisa les Dominicains, alors confinés au diocèse de Toulouse, à prêcher dans le monde entier. Cette mesure permit le déploiement de l’ordre dominicain. Ainsi, pour la première fois, un ordre mêlait vie religieuse et ministère de la parole - ministère qui était jusque-là l’apanage des évêques - et ce avec le soutien affirmé de la papauté, comme le montre les bulles successives. Les Dominicains bénéficièrent du soutien constant du pape ; ils devinrent le fer de lance de la papauté dans la lutte contre l’hérésie cathare et la mise en place de l’Inquisition entre 1231 et 1233.
L’ordre rayonnait mais il n’avait pas encore de règles précises : pour établir ces règles, l’ordre devait se réunir en chapitre. Le premier chapitre général fut réuni en 1220 au couvent San Niccolo de Bologne : il donna naissance à la Constitution dominicaine. Dans le prologue, ils définirent leurs objectifs principaux : « il est reconnu qu’il a été spécialement constitué depuis le début pour la prédication et le salut des âmes, et que notre étude doit être principalement et ardemment dirigée vers ce but avec le plus grand zèle, de telle sorte que nous puissions être utiles aux âmes de nos prochains. » Comme le royaume de Dieu est celui de la conscience, il faut donc convaincre les esprits en pénétrant les cœurs. Si la prédication cathares est inspirée, celle des dominicains ne puisant pas à la même source devra se structurer pour modeler les pensées. Les dominicains vont d’abord se structurer en interne pour être plus efficace en externe. Le chapitre de 1220 établit l’organisation interne de l’ordre : il y a un maître général (Dominique jusqu’à sa mort), mais il n’est en fait que le premier parmi des égaux puisque chaque dominicain a le droit de voter. On organise aussi l’élection d’un comité de diffinitores. Le maître général et les diffinitores, au nombre de quatre, constituent une sorte de pouvoir exécutif. Le chapitre, qui
se tient une fois par an, est l’autorité suprême dans l’ordre : autorité exécutive, législative et judiciaire, il contrôle tous les aspects de la vie dominicaine et autorise toute nouvelle fondation. Pour vérifier que ces règles soient appliquées partout, le chapitre disposent de visitatores, chargés d’aller voir sur place l’organisation de chaque couvent. Bien qu’associé à une province, chaque couvent avait une direction autonome et un certain nombre de droits. Chaque couvent était gouverné par un prieur, élu par la communauté. Le couvent était le point de rattachement des frères qui parcouraient les alentours pour prêcher. Lorsque mourut Dominique le 6 août 1221, l’ordre tint bon : Dominique l’avait doté d’une telle armature législative que, malgré la disparition de son fondateur, l’ordre se perpétua.
L’exemption de la juridiction épiscopale dont jouissaient les frères, développa contre eux l’hostilité du clergé séculier. Mais, la véritable crise eut lieu au sein de l’université. En effet, si les Dominicains avaient été plutôt bien acceptés par les universités, ils n’en avaient cependant jamais fait réellement partie : dépendant strictement de leur ordre, ils ne participaient pas aux grèves des universitaires et ne demandaient pas d’honoraires pour les cours qu’ils dispensaient. Les Dominicains comprirent rapidement qu’ils devaient créer leurs propres structures pour pouvoir prêcher dans les villes. En effet, dans les années 1240, les Mendiants réalisèrent que les prêtres séculiers ne voulaient pas les laisser prêcher dans leur église ; ils se mirent donc à construire leurs propres églises conventuelles, sobres avec des nefs uniques et spacieuses, capables de contenir beaucoup d’auditeurs. La popularité des Prêcheurs s’accrût lorsqu’ils obtinrent le droit d’accorder des indulgences, de célébrer pendant les interdits et d’enterrer les fidèles dans leurs églises. D’habitude, les frères prêchaient dans leurs propres églises ou dans les églises paroissiales lorsqu’on le leur permettait. Peu à peu, la prédication s’organisa : à
chaque couvent correspondait un territoire défini - une diète - dans lequel les frères du couvent prêchaient régulièrement, spécialement pendant l’Avent et le Carême. On constate que cet ordre né du besoin urgent de prédicateurs qualifiés et respectueux de l’orthodoxie, a su se développer et avoir une influence importante au XIIIe siècle. Si l’ordre a eu un tel succès dans son ministère pastoral, c’est justement parce qu’il a très tôt mis l’accent sur une excellente formation de ses frères, et c’est ce qui fait la particularité de l’ordre dominicain.
Au XIIIe siècle, les Dominicains et les Franciscains vont dominer l’histoire de la prédication et composent de nombreuses collections de sermons-modèles, comme l’a bien montré David D’Avray dans The Preaching of the Friars: Sermons diffused from Paris before 1300. Ils diffusent par la même occasion la technique du sermo modernus, qui, comme son nom l’indique, est un sermon d’un nouveau genre, par opposition à l’homélie. Jusqu’aux XIIe – XIIIe siècles, l’homélie est la forme classique du sermon ; elle consiste en l’explication progressive d’un passage scripturaire. Au XIIIe siècle, l’homélie est supplantée par le sermo modernus (notamment en Italie), reconnaissable à sa structure : le sermon a pour base un court extrait emprunté à la Bible ou à la liturgie (le thema). Puis, le développement se fait en divisant le thème (divisio) en « distinctions » et « sous-distinctions » qui expliquent le sens caché des mots. Cette structure des sermons du XIIIe siècle doit être rattachée au contexte intellectuel dans lequel de tels sermons ont été composés. Les recherches d’Erwin Panofsky ont montré qu’il y avait des correspondances formelles entre les cathédrales gothiques et les sommes théologiques : la cathédrale gothique est divisée en parties et manifeste un souci de symétrie et de parallélisme, une recherche de clarté que recherchent aussi les maîtres de la scolastique. Ce type de structure relèverait d’une « habitude mentale » propre au XIIIe siècle. Les esprits modelés par l’enseignement catholique, se retrouvent donc comme projetés dans les bibles de pierre de leurs édifices religieux.
Etant donné que la mission première des Dominicains était la prédication, les ouvrages/outils pastoraux étaient d’une grande importance au sein des établissements dominicains. Les Mendiants, et en particulier les Dominicains, furent à l’origine de nombreux ouvrages qui aidaient à la prédication. Pourquoi un tel engouement pour la rédaction de matériaux pour prédicateurs ? Tout simplement parce que chaque couvent devait posséder une vaste collection de ces outils : sermonnaires, concordances bibliques, distinctions, recueils d’exempla (« brefs récits,
historiques ou anecdotiques, propres à édifier l’auditeur tout en retenant son attention. ») L’écriture de ce type d’ouvrage n’était en quelque sorte que le prolongement logique d’une vocation pastorale. Les frères de l’ordre dominicain, ordre du savoir par excellence, écrivirent beaucoup, et ils ne se limitèrent pas à ces outils pour prédicateurs. Ils écrivirent évidemment des ouvrages de théologie, comme la très célèbre Somme théologique (vers 1270), dans laquelle Thomas d‟Aquin opère une synthèse entre la foi et la raison. Mais, sensibles à la vision augustinienne selon laquelle l’univers pourrait révéler la Sacra Pagina, ils rédigèrent aussi de
nombreux ouvrages scientifiques : Très tôt, les Dominicains écrivirent des compendia de sciences naturelles, d’abord par intérêt personnel, puis parce que ces compendia pouvaient servir de source d’inspiration pour les prédicateurs, qui aimaient développer dans leurs sermons des métaphores à partir des éléments de la nature. Ainsi, Albert le Grand, outre ses œuvres théologiques, écrivit-il sur les animaux, les végétaux, les minéraux… Grâce à tous ces ouvrages s’élabora peu à peu un corpus textuel dominicain, parfaitement servi par un réseau efficace de bibliothèques bien dotées et facilement accessibles.
La tradition dominicaine attribue à Dominique la dévotion particulière que l’ordre vouait à la Vierge : dans sa Legenda (1246-1248), Constantin d’Orvieto affirme que Dominique a confié l’ordre au patronage spécial de Marie. Dès le début donc, les Dominicains eurent la conviction d’avoir un lien particulier avec la Vierge, ce qui est normal quand on sait qui se cache derrière cette image de pureté: très tôt, certains d’entre eux attribuèrent même la création de l’ordre à l’intercession de Marie. En effet, plusieurs récits relatent des visions dans lesquelles la Vierge plaide en faveur des hommes, face à un Christ en colère : finalement, Marie obtient gain de cause en promettant que les frères Prêcheurs régénèreront le monde. Parmi ces auteurs, on compte Jean de Mailly et son Abrégé des Gestes et miracles des saints (vers 1240), Thomas de Cantimpré et son Bonum Universale de Apibus (1256-1263), Gérard de Frachet et ses Vitae Fratrum (vers 1260), mais surtout Jacques de Voragine dans la Légende dorée (vers 1263-1267). Par conséquent, entrer dans l’Ordre des Prêcheurs, c’était en quelque sorte se « mettre au service de Marie, en même temps qu’au service du Christ ». Ainsi dans la formule de profession des Dominicains (établie en 1220), inspirée des formules canoniales des Prémontrés, le frère promet une obéissance illimitée à Dieu et à la Vierge : Moi, [nom], fait profession et promet obéissance à Dieu et à la sainte Vierge Marie et à toi, [nom], maître de l’ordre des Prêcheurs, et à tes successeurs, en accord avec la règle de saint Augustin et des Institutions des frères de l’ordre des Prêcheurs, que je serai obéissant envers toi et tes successeurs jusqu’à la mort.

Créé pour lutter contre l’hérésie attaché à l’évangile, l’ordre dominicain trouvera en Marie une alliée de choix pour promouvoir l’orthodoxie catholique. En effet, Marie a largement été utilisée au Moyen Âge comme une figure de lutte contre les hérétiques, et tout spécialement contre les juifs. Ainsi, on trouve au XIIIe siècle, de très nombreux exemple qui mettent en scène Marie intervenant contre les juifs, considérés à cette époque comme les ennemis de Marie, car c’est par leur faute que la Vierge a souffert. Dans ces exemple, Marie apparaît beaucoup plus active qu’auparavant : elle lutte contre le mal et expose sa souveraineté. L’image d’une Marie plus vindicative se retrouve d’ailleurs dans le Liber marialis de Jacques de Voragine. Par ailleurs, si Marie est une figure si importante pour lutter contre les hérésies, c’est parce que justement les dogmes concernant la Vierge étaient ceux que les hérétiques mettaient le plus souvent en cause. Ainsi, prêcher sur la Vierge et promouvoir son culte, c’est lutter en quelque sorte contre les hérétiques. Les Mendiants ont contribué à développer le culte marial auprès des laïcs : par leurs sermons, souvent prêchés en langue vernaculaire, ils ont rendu familière l’image de Marie aux laïcs. Par leurs recueils de sermons, écrits généralement en latin, ils ont été des sujets de lecture ou de méditation pour leurs lecteurs, ce que Michel Zink a appelé la « prédication dans un fauteuil ». Un ouvrage comme La Légende dorée, a pu contribuer au développement de ce culte marial, puisqu’il raconte avec les histoires des saints, la vie de Marie, de sa naissance à sa mort « inhabituelle ».
Les dominicains au Moyen Age ne se contentent pas de juger, condamner et massacrer tout ce qui s’oppose au catholicisme ; ils donnèrent la base littéraire et scolastique qui fonda sa doctrine. Un savant comme Thomas d’Aquin apporta la base théologique et Jacques de Voragine (1228 – 1298) « La légende dorée » des saints catholiques. L’auteur de la Légende Dorée était, un des hommes les plus savants de son temps. Né en 1228, il avait seize ans lorsque, en 1244 En 1244, la même année que Thomas d’Aquin, il entra dans l’ordre des Frères Prêcheurs.
La Légende dorée (Legenda aurea) est un ouvrage rédigé en latin afin de pouvoir être diffusé dans toute l’Europe sans que les barrières des langues soient un obstacle, entre 1261 et 1266 par l’archevêque de Gênes, qui raconte la vie d’environ 150 saints ou groupes de saints, saintes et martyrs chrétiens, et certains épisodes de l’année liturgique, commémorant notamment la vie du Christ et de la Vierge. La Légende Dorée est, essentiellement, une tentative de vulgarisation, de «laïcisation», de la science religieuse qui cherche à justifier le culte des saints et des reliques. Bien d’autres théologiens, avant Jacques de Voragine, avaient écrit non seulement des vies de saints, mais des commentaires de toutes les fêtes de l’année. Le Bréviaire, par exemple, dès le XIe siècle, avait été compilé, à peu près sous sa forme d’aujourd’hui, avec des leçons équivalant aux chapitres de la Légende Dorée. Jacques de Voragine a puisé dans tous les textes classiques de la littérature religieuse du Moyen Âge, notamment les livres apocryphes. Initialement intitulée Legenda sanctorum alias Lombardica hystoria, qui signifie littéralement « ce qui doit être lu des saints ou histoire de la Lombardie », cette œuvre est rapidement appelée Legenda aurea car son contenu, d’une grande valeur pour les croyances catholiques basées sur des mythes et légendes, est dit aussi précieux que l’or. Outre les vies de saints, environ 40% de la Légende dorée est consacrée aux explications des principales fêtes religieuses catholiques.
Il n’y a peut-être pas de livre qui ait été plus souvent copié et traduit au Moyen Age. Toutes les bibliothèques du monde en possèdent des manuscrits, dont quelques-uns comptent parmi les chefs-d’œuvre des deux arts de la calligraphie et de l’enluminure. Et lorsque, deux cents ans après, l’imprimerie vient se substituer à ces deux arts pour les anéantir, c’est encore la Légende Dorée qu’on imprime le plus. Les catalogues mentionnent près de cent éditions latines différentes, publiées entre les années 1470 et 1500: sans compter d’innombrables traductions françaises, anglaises, hollandaises, polonaises, allemandes, espagnoles, tchèques, etc. Du treizième siècle jusqu’au seizième, la Légende Dorée reste, par excellence, le livre écrit pour le peuple. Il n’y a peut-être pas de livre, qui ait exercé sur le peuple une action plus profonde. Car le «petit» livre de Voragine, une épithète que tous les auteurs anciens s’accordent à lui attribuer, a été, pendant ces trois siècles, une source inépuisable d’idéal pour le catholicisme. En rendant la religion plus ingénue, plus populaire, et plus pittoresque, il l’a presque revêtue d’un pouvoir nouveau: ou du moins il a permis aux âmes d’y prendre un nouvel intérêt, et pour ainsi dire, de s’y inspirer plus profondément. Tout de suite les nefs des églises se sont peuplées d’autels en l’honneur des saints et des saintes du calendrier et les tailleurs de pierres se sont mis à sculpter, aux porches des cathédrales, les récits de la Légende Dorée, les peintres, les verriers, à les représenter sur les murs ou sur les fenêtres. Entrez dans une vieille église de Bruges, de Cologne, de Tours ou de Sienne: toutes les œuvres d’art qui vous y accueilleront ne sont que des illustrations immédiates; littérales, de la Légende Dorée qui a fait des églises catholiques la bible de pierre pour les laïcs.
Au XIIIe siècle, le culte marial a pris une telle importance, que naît un genre spécifique consacré à Marie ; il regroupe sous le nom de Mariale des écrits très divers tels que des miracles de la Vierge, des sermons… Les prédicateurs se mettent à composer des recueils de sermons sur la Vierge ; le premier Mariale a été composé par Bartholomée de Brégance: il est composé de 127 sermons consacrés aux quatre fêtes de la Vierge. Bartholomée l’a écrit pour « communiquer son expérience et accumuler un matériel proposé aux autres ». Le Liber marialis est une des œuvres les moins connues de Jacques de Voragine mais complète logiquement la Légende Dorée en portant Marie au pinacle. Il a eu plusieurs titres au cours du Moyen Âge : Sermones aurei de Maria Virgine Dei matre, Liber marialis, Mariale,… Le Liber marialis est en effet un recueil de 160 chapitres qui ont une structure qui ressemble fortement à celle du sermo modernus : chaque chapitre a pour point de départ une image ou une fonction à laquelle peut être comparée la Vierge. La plus grande partie des chapitres sont consacrés aux qualités de la Vierge (par exemple : sa beauté, son humilité, sa bonne odeur, son courage…) et aux fonctions qu’elle peut avoir ( elle est l’avocate, la médiatrice du genre humain, la mère du Christ…). On trouve aussi des chapitres consacrés aux fêtes de la Vierge (Annonciation, Assomption, Nativité et Purification) et notamment à la salutation angélique. Les autres textes ont tous pour point de départ une comparaison de la Vierge avec un élément réel : l’eau (la mer, la fontaine…) et la terre, les réceptacles en tout genre qui représentent bien l’idée de la Vierge comme ventre de Dieu (le vase, le temple, le cratère…), des éléments corporels (le cou, la main, le sein), des éléments célestes (l’étoile, la lune, le nuage…), le jour et la lumière, des animaux (l’éléphant, l’abeille, la poule…), des objets ou constructions issus de l’artisanat ( le miroir, l’aqueduc…), des végétaux très divers (palmier, cannelle, rose…), etc… Jacques de Voragine a sans doute écrit son Liber marialis pour qu’il soit diffusé au plus de monde possible. En effet, dans son prologue, il parle de « quilibet », c’est-à-dire « n’importe qui » : on ne peut trouver plus vague… Pour atteindre un tel dessein, la simplicité du discours était nécessaire. Le Liber marialis utilise donc des schémas simples et souvent répétitifs, à la portée de tous. Il semble bien qu’au XIII e siècle, la comparaison entre la Vierge et des végétaux comme point de départ d’un sermon ou d’un texte de méditation soit devenue banale, vulgarisé par des ouvrages comme les Postilles d’Hugues de Saint-Cher qui diffusent cette manière de penser et de rédiger : on annonce que la Vierge est comparable à tel végétal, et il s’ensuit une énumération logique et précise des raisons de cette analogie, parsemée de citations bibliques.
Faire de la nature le point de départ d’une comparaison avec la Vierge n’a rien d’étonnant au Moyen Âge. En effet, le langage métaphorique, pratiqué dès l’Antiquité, connaît son plus grand développement au cours du Moyen Âge. L’usage de métaphores dans la littérature médiévale est très fréquent et correspond à un mode de pensée propre au Moyen Âge, et auquel nous sommes quelque peu étrangers aujourd’hui. En effet, le Moyen Âge considère que tout ce qui a été créé par Dieu « renvoie au créateur, conservant le reflet de sa perfection ». La contemplation du monde, création divine, peut donc mener à la connaissance des vérités spirituelles. Pour Augustin, grâce à la réalité sensible du signe (« une chose qui en plus de l’impression qu’elle produit par les sens, fait venir une autre idée à l’esprit. »). Par conséquent, on peut dire que le Moyen Âge perçoit une double révélation divine, à la fois dans la création visible (le liber naturae) et à travers l’Écriture (le Livre par excellence). Cette idée du livre de la nature a un grand succès au Moyen Âge: de nombreux écrits patristiques et médiévaux traitent de la nature sous un angle religieux. Par conséquent, l’intervention fréquente de la nature dans un discours religieux maintient le public chrétien dans une certaine familiarité avec l’idée d’une nature mise au service de la connaissance du message divin.
Les images et les similitudes jouent donc un grand rôle dans la prédication du Moyen Âge, surtout à partir du XIIe siècle. La nature s’impose aussi peu à peu dans l’iconographie : au XIVe siècle, la nature prend une place importante dans l’iconographie occidentale et la métaphore du jardin clos (« hortus conclusus ») pour désigner la virginité de Marie s’est généralisée. On voit alors de nombreuses images qui montrent la Vierge au milieu d’un jardin. Les métaphores végétales à propos de la Vierge se retrouvent souvent dans des commentaires du Cantique des Cantiques, texte biblique souvent associé à Marie à partir du XIIe siècle. Mais la métaphore la plus connue et la plus répandue est sans nulle doute celle de l’étoile de mer (stella maris) mise en forme par saint Bernard de Clairvaux au XIIe siècle et qui n’a cessé d’être reprise, entre autres par Voragine. De plus, Jacques de Voragine compare la Vierge à l’arbre céleste et au jardin des délices, deux éléments qui n’ont d’existence que dans l’univers mental des hommes du Moyen Âge. La comparaison change alors quelque peu de niveau puisqu’elle ne cherche véritablement plus à toucher au sensible. Dans ces deux cas, il s’agit de comparer la Vierge à des éléments qui sont le fruit d’une culture et d’une éducation exclusivement religieuse.
Pourquoi de telles comparaisons entre la Vierge et des végétaux ? Quels sont les principaux liens que Jacques de Voragine établit entre ces deux entités ? Le premier rapport qui vient immédiatement en tête, c’est la fécondité. Marie, considérée avant tout comme « mère de Dieu » («Theotokos ») depuis le concile d’Ephèse (431), est perçue en partie à travers son fils. Le monde végétal appartient à l’imaginaire de la fécondité ; le fruit de l’arbre est le fils de la Vierge. Cette analogie est évidente et utilisée, on l’a vu, chez Voragine. Ainsi, les chapitres sur les végétaux consacrent presque tous une partie au « fruit » de la Vierge. Un autre aspect important du culte marial au XIIIe siècle, est le rôle de protectrice que tient la Vierge. Marie est la médiatrice par excellence, elle apporte une protection spirituelle à quiconque veut se recommander à elle. La Vierge du Liber marialis est avant tout protectrice : elle soigne les péchés et lutte contre les démons. L’imagerie végétale permet aussi de montrer la Vierge sous ses deux aspects : mère du Christ et Vierge de douleur. Le Liber marialis est donc un bon exemple de la littérature mariale du XIIIe siècle ; il montre combien les frères mendiants étaient soucieux de la diffusion du message doctrinal, tout en se mettant à la portée des laïcs. Il est fondamentale de comprendre ces notions de bases médiévales, pour mieux appréhender les motifs gravés dans les livres de pierre des édifices religieux catholiques. Ils n’ont pas pour but d’enjoliver les murs avec de jolis motifs, mais ils renvoient toujours métaphoriquement à une base doctrinale que l’on retrouvait dans la prédication des offices. C’est parce que tout cela a été oublié, qu’aucune étude sur les cathédrales n’est pertinente sans ce rappel préalable. Tout cela est bien plus développé dans cette étude dont je m’inspire aujourd’hui : http://www.enssib.fr/bibliotheque-numerique/document-48721